Devenir pilote 04 : "Céline"
Ce récit est une vision subjective de différentes personnes ayant été présentes lors de ces évènements de 2004. Il ne s’agit ni d’un jugement ni d’une interprétation, ni d’une réécriture de l’histoire. Seul le rapport d’enquête du BEA possède une lecture officielle.
“Tu aurais dû voir cela.
Survoler le Sahara, l’Antarctique,
la Sibérie, l’océan Atlantique.
Tu aurais dû être là”
Août 2021 , 6h du matin
Mon réveil sonne. L’été est enfin là. C’est une heure convenable pour un pilote. Loin des 3 ou 4 heures du matin qui ont bercé mes 10 ans de moyen courrier. Aujourd’hui je vais piloter un Boeing 777 jusqu’à San Francisco. La journée sera longue : avec un décollage vers 10h25, la traversée de l’atlantique, du pôle nord, du Canada et des rocheuses californiennes pour finir par une descente au dessus de la Napa Valley, j’atterrirai 12 heures plus tard à San Francisco. C’est mon dernier vol Amérique avant de revenir sur moyen courrier. Alors forcément ce vol a une saveur particulière. J’ai de la chance, je suis en compagnie d’un commandant et d’un Officier pilote que je connais.
Août 2004, 6h du matin
Le réveil de Céline sonne. Après avoir réussi brillamment la sélection Enac, elle fait ses premières heures de vol du cursus et elle réalise son rêve d’enfance. Avec un premier vol à 14 ans, elle avait obtenu son brevet de base à 15 ans et son PPL à 17 ans. À tout juste 18 ans, Céline a déjà 106 heures de vol dont 40 en commandant de bord, soit une expérience solide pour son âge. Alors forcément, quand elle attaque sa formation Enac par l’initiation au pilotage basique sur Cap10, elle est à l’aise et enchaîne les heures avec facilité. Les souvenirs de début de formation sont souvent indélébiles. Rencontre avec ses pairs, premières heures de vols, découverte de Carcassonne et de ses environs. C’est la naissance d’un esprit de pilote qui se forme, rythmé par des cours, des briefings, des discussions au sujet de ses vols avec ses instructeurs ou avec ses nouveaux collègues.
#13 : Reparler de son vol du jour, savoir se débriefer, savoir apprendre des erreurs des autres, savoir apprendre des conseils piochés ici et là. C’est aussi durant ces premières semaines que l’ambiance et le caractère d’une promotion prennent forme.
Le même jour, la même heure
Le réveil d’Harif sonne. Plus motivé que jamais, il sait que si la météo est bonne, il fera sa première navigation solo. Obtenir le niveau et la confiance de son instructeur pour sa première navigation solo est un grand moment.
2021
J’arrive à la préparation des vols et rencontre mes collègues. Nous étudions ensemble notre dossier de vol. La journée s’annonce belle, pas de turbulences, ni de météo particulière. Nous partons à l’avion et j’effectue la prévol pendant que mes collègues préparent notre départ.
2004
C’est une belle journée, Céline aperçoit déjà le ciel rosé du matin. En prenant son petit déjeuner, elle prépare son vol avec un aperçu météo. Les conditions anticycloniques favorables, une température de 19 degrés. C’est sa 10ème heure de vol puis elle sera en vacances. Elle est heureuse de voler, mais aussi à l’idée d’avoir des vacances avant de reprendre la formation théorique en septembre. Elle enfile sa combinaison bleu ciel de jeune pilote, adaptée au cap10 et à son port du parachute. Puis elle rejoint les opérations pour affiner sa préparation. Elle présente tous les éléments à son instructeur, puis ils se mettent d’accord sur la route du jour.
Dans la salle d’à coté, Harif prépare consciencieusement son vol. Pour sa première navigation, il ira à Béziers. Il étudie les météos de tous les terrains environnants et anticipe déjà si un évènement l’amenait à dérouter.
2021
Après le décollage du second copilote, nous montons rapidement au niveau 330 pour notre début de croisière. Pas de turbulences, c’est smooth. Nos passagers vont pouvoir profiter d’un déjeuner au dessus de la Manche. Pour ma part, je suis désigné pour prendre le premier repos et je laisse mes collègues gérer le survol de l’Angleterre puis l’obtention de notre clairance océanique pour traverser l’Atlantique. Je dors deux heures et quand je reviens nous approchons du Groenland. La vision est fantastique.
2004
Céline, se rapproche du F-GYZA pour faire sa prévol. Avec la même rigueur qu’elle applique à chacun de ses gestes. Méticuleusement, elle inspecte chaque détail de son avion, chaque câble, chaque gouverne. L’avion est prêt, elle aussi. Elle monte sur l’aile puis s’installe dans l’étroit cockpit du cap 10. Elle poursuit sa prévol à l’intérieur et revoit déjà mécaniquement toutes ses actions de mise en œuvre de l’avion. L’instructeur arrive à son tour et s’installe à droite.
Quelques minutes plus tard, Harif fait la prévol de son TB20 F-GEVK. Mais il n’aura pas besoin d’attendre son instructeur car aujourd’hui il part en solo. Il ferme la porte papillon et termine ses préparatifs.
Céline effectue ses guides avant mise en route et fait sa check list avant de démarrer le moteur. Essence ouverte, mixture plein riche, gaz réduit, magnétos 1+2, abords dégagés. Elle lance le démarreur, l’hélice fait ses premiers tours, saccadés, avant de subitement vrombir et faire rugir les 180 chevaux du cap10. On ne s’entend plus, les vibrations prennent tout le corps. Elle place la mixture sur plein riche, stabilise son moteur à 1200tours minutes, connecte l’alternateur et termine ses actions après mise en route. Son casque audio vissé sur ses oreilles, elle appelle la tour de contrôle :
“Carcassonne du Fox Zoulou Alpha, bonjour”
La tour répond : “Zoulou Alpha”
Elle demande sa clairance de départ :
“Carcassonne du Fox Golf Yankee Zoulou Alpha, un Cap 10 au parking et ça sera pour un local vers le sud.”
“Zoulou Alpha roulez point d'arrêt vingt-huit, rappelez prêt.”
“Zoulou Alpha on roule point d'arrêt vingt-huit et on rappelle prêt.”
Céline relâche les freins de son cap 10 et applique légèrement les gaz. Elle commence le roulage et maîtrise soigneusement les virages si particuliers sur un train classique. Il faut une bonne coordination entre les palonniers aux pieds et le manche aux mains pour s’adapter aux effets des gouvernes en fonction de la direction du vent. Au bout de 9h de vol, c’est déjà devenu mécanique pour elle.
Harif, depuis son TB-20 regarde le cap 10 de Céline rouler pour la piste 28. Cela lui rappelle ses premières heures, les plus importantes, là où tout commence.
Céline s’approche du point d’arrêt pour faire ses essais moteurs. Manche en arrière, elle pousse le régime à 1800tr/min et teste ses magnétos et le ralenti. Après avoir vérifié ses commandes de vol et effectué son briefing elle demande l’autorisation de décoller.
« Zoulou Alpha, au point d’arrêt, prêt au décollage »
« Autorisé alignement et décollage 28, vent 270/5kt, virage gauche »
« Autorisé décollage piste 28 et virage gauche en vol, Fox Zoulou Alpha »
Elle décolle, fait son virage, ses actions après décollage et monte vers son niveau de croisière du jour. Dans le vrombissement des moteurs, le bruit de la radio, il y a toujours quelques secondes pour contempler le ciel. Le soleil termine de se lever, elle fait cap vers lui. Entre beauté et léger éblouissement, elle reste malgré tout concentrée sur ses paramètres de vol.
Harif a décollé, sa route est à l’opposé, vers Béziers. Sa croisière est paisible aussi, enfin tranquille sans instructeur ! 45 minutes plus tard, il entame son approche à Béziers et pose délicatement son TB20 avant de re-decoller pour Carcassonne. Sur le vol retour, la fréquence radio est silencieuse, presque fantomatique. À l’approche de Carcassonne il remarque qu’il est le seul en l’air. Aucun autre trafic au départ ou à l’arrivée, ce qui est rare dans un centre avec autant d’avions et d’élèves volant tous les jours…
Il atterrit et pose avec fierté son tb20 pour sa première navigation solo. Une marche de plus franchie dans sa carrière. Quand il ouvre sa verrière et sort de son tb20, il est heureux.
Mais alors qu’il récupère ses affaires et se tourne vers le Hangar, il découvre, assis là, alignés solennellement, la totalité des élèves du centre de formation, en uniforme bleu ciel. La vision est anormale. Il marche vers eux, son bonheur récent se transforme petit à petit en stupeur à mesure qu’il se rapproche. Tous les élèves ont le regard perdu, certains regardent ailleurs, le sol pour certains, le ciel pour d’autres, le vide pour la plupart.
« Mais qu’est-ce que vous faites tous assis là ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Aucun n’ose vraiment lui répondre. Le silence est lourd, mais il n’insiste pas et se dirige vers la salle des opérations où l’ambiance est pesante, froide. Son instructeur lui indique une salle de débriefing et lui dit « allons dans cette salle, on sera plus tranquille pour parler ». Harif débriefe sa première nav solo mais comprend bien que quelque chose ne va pas ce matin. Son instructeur conclut « Félicitations pour ta première nav solo, c’est bien. Maintenant il faut que je te dise quelque chose, le cap10 avec Céline et son instructeur sont partis depuis 1h45. Ils devraient être là depuis 45 minutes. Il n’y pas de messages radio reçus de la tour non plus. Nous ne savons pas encore où ils sont et nous approchons de l’autonomie maximale de l’avion ». Harif s’effondre, il comprend alors pourquoi tous ses collègues et amis étaient assis là, le regard vide.
2021
La descente sur la baie de San Francisco est somptueuse. Nous rejoignons notre étape de base en décélérant progressivement pour atteindre notre vitesse d’approche. San Francisco, terrain souvent surchargé, nous autorise sur la piste droite alors qu’un 320 est autorisé sur la gauche, à peine 1 nautique devant nous. C’est la dernière fois que je me pose ici avant longtemps, voire jamais, je m’applique et savoure en même temps.
Cela fait 17 ans que je suis dans l’aviation. J’ai évolué et changé avec mon métier. Et je dirais que la chose sur laquelle j’ai le plus évolué est la tendance à voir et à chercher le risque et le danger partout. Au sens de chercher à l’éliminer pour rester en sécurité. Nous risquons tous nos vies tous les jours : en marchant dans la rue, en montant dans un train, un bus, une voiture, mais aussi dans nos cuisines, nos escaliers, nos jardins… et à tout moment qui est le plus à l’abri d’une crise cardiaque, d’un AVC, d’une rupture d’anévrisme, ou d’un vilain virus...? Personne.
#14 : Chaque jour de plus est un cadeau qu’il est important d’apprécier. Sans tomber dans le cliché de vivre chaque jour comme le dernier mais comme un bonheur simple, dans un pays civilisé et non en guerre.
En réalité, je prends plus de risque sur la route en allant travailler qu’à mon travail. Tout simplement car l’aviation commerciale est devenue l’un des moyens de transport les plus sûrs du monde (juste après l’ascenseur) pour une seule raison : tout le microcosme et le macrocosme travaillant autour de l’avion n’ont qu’un seul but : la sécurité des vols.
#15 : Pilote, c’est être un acteur parmi d’autres. Si nous remarquons une défaillance, nous devons la signaler. Si le système entier a une défaillance, nous devons avoir encore plus de courage pour la faire entendre et la remettre en cause. Mais rien n’est infaillible. Ni vous, ni le système entier. Mais il est presque impossible de faire changer les choses avec peu d’expérience ou dans un environnement qui ne vous permet pas de vous exprimer.
Jeune débutant, quand vous commencez à toucher du doigt votre rêve, vous n’aurez pas le recul suffisant pour remettre en question vos formateurs et leurs dérives.
Le 6 août 2004, au tout début de notre formation, le cap-10, F-GYZA, avec à son bord Céline Signoret, 18 ans, jeune élève brillante de l’Enac et son instructeur, ne sont jamais revenus. Cet accident a marqué à jamais notre promotion. Il est inadmissible de perdre l’un d’entre nous, si tôt.
Les circonstances de l’accident sont détaillées dans le rapport du BEA. Une chose est sûre, ce matin-là, ils ont eu une surexposition au risque. Chose que nous avons tous rencontrée dans notre carrière, par notre faute ou celle d’un autre.
#16 : une affiche dans un Aéroclub montrait un avion se crashant au dessus de la maison d’un ami avec écrit “vous n’épaterez pas le diable”. Cela semble évident, mais le jour où vous serez confronté à cela pensez-y. Il n’y a que la pédagogie, les REX (retour d’expérience) qui vous sauveront de tenter quelque chose qui pourrait vous coûter la vie.
Céline, je t’ai à peine parlé, je ne t’ai croisée qu’une ou deux fois. Mais tu fais partie de ma promotion. Tu es et tu resteras EPL2004.
Quand je regarde le soleil se lever au 30 west, j’ai de la fatigue, les cernes du vol de nuit, mais je me dis que j’ai de la chance d’être là. On entend rarement les gens dire qu’ils ont de la chance. Nous nous concentrons sur notre travail, nos sacrifices pour en arriver là, les difficultés ou les ennemis que nous avons dû surmonter. C’est vrai, il y en a. Mais tout au long de notre vie, dans les évènements qui nous arrivent, les personnes que nous rencontrons, le milieu d’où nous venons, il y a une part de chance. Celle-ci est d’ailleurs la dernière plaque du modèle de Reason de description des accidents. Preuve s’il en est, que même de manière scientifique il est admis d’en avoir.
#17 : Une crise économique, sanitaire, un accident de la vie, ou n’importe quel événement fera basculer la vie et la carrière d’un pilote. Préparez vous à ce que le chemin ne soit pas un long fleuve tranquille. Préparez vous à traverser le désert.
Nous pensons régulièrement à toi Céline, y compris sur nos vols. Tout simplement car cela aurait pu être n’importe lequel d’entre nous EPL04, mais aussi tout autre EPL. Et aussi car nous savons que tu serais devenue pilote 320, pilote long courrier, et que tu serais sûrement en stage captain avec nous aujourd’hui. Nous savons que tu aurais profité de chacun de tes vols, que tu aurais été heureuse et que tu aurais partagé ton bonheur.
J’ai une pensée pour toi, pour ta famille, tes parents et tes frères pilotes, qui continuent de porter ton nom très haut dans le ciel.
Nous ne t’oublions pas.
Merci pour votre lecture jusqu’ici. Le nouveau blog avec les 10 questions à se poser avant de faire ce métier c’est par ici :