Donner des ailes
Le 19 novembre 2021, c’est en tant que parrain de la promotion 2018 que j’ai remis les diplômes des élèves pilote de ligne de l’Enac. Un moment riche en symboles puisqu’après qu’ils aient reçu leurs diplômes par le directeur et le chef pilote de l’Enac, j’ai accroché les “ailes complètes” aux élèves. En effet, pendant la formation, les élèves portent une demi-aile, signe qu’ils sont encore en apprentissage.
L’occasion de délivrer un discours et de vivre un moment riche en émotions aussi, car 17 ans auparavant, je foulais ce sol, ici à Toulouse, dans l’école qui fera de moi ce que je suis devenu, un pilote et un commandant de bord. Le voici en intégralité sur ce blog, bonne lecture !
“Bonjour à tous,
Merci, à vous d’être là, et félicitations. Initialement je devais passer un film mais cela n’a pas été possible. Les vidéos, c’est une façon de m’exprimer que j’apprécie, d’ailleurs je pense que c’est la raison pour laquelle vous m’avez invité ! C’est donc un honneur d’avoir été choisi comme parrain et un honneur de revenir ici, à l’Enac.
Merci d’avoir pensé à moi, même si j’ai appris que je n’étais pas le premier choix ! Initialement c’était Thomas Pesquet qui devait être là, Toto, si tu nous écoutes…
Mais monsieur était trop fatigué après ses 6 mois dans l’espace, il avait besoin de faire du sport à Cologne pour récupérer sa masse osseuse perdue. De toute façon Thomas a fait Supaero et non l’Enac, il est un brillant ingénieur pour revisser des boulons dans l’ISS mais on en reparlera quand il aura posé un 737 à Mykonos avec 33 noeuds de travers. ( Toto en vrai on t’aime ! )
Car oui, plus tôt que vous ne le pensez, vous allez vous retrouver aux commandes d’un 737, d’un 320 ou soyons fous, d’un 220. Même si pour ce dernier il vous faudra beaucoup plus de cheveux blancs pour le piloter. Car n’oubliez pas que dans notre chère compagnie nationale, les avions neufs sont pilotés par les plus anciens et les avions anciens sont pilotés par les plus jeunes (Mais nous ne serions rien sans les anciens ). C’est l’une des raisons pour lesquelles je me retrouve en formation commandant de bord, sur un avion des années 70. Le 737, en réalité c’est un vrai bonheur et la vraie dernière opportunité de piloter un avion de ligne “antique”. Sûr et robuste malgré son âge.
Si vous m’avez choisi, c’est aussi car nombre d’entre vous ont grandi avec mes vidéos, les ont regardées pour garder la motivation, ou ont choisi ce métier après avoir vu "From the sky", "The big bird" et d’autres films High Pressure. Sachez que cela me touche, c’est la plus belle des récompenses, bien avant les millions de vues et les milliers de followers. Une récompense concrète dans le monde réel.
Mais parlons de vous ! Votre prochain combat : les sélections en compagnies, les qualifications de type et les adaptations en ligne. Une chose est sûre, si vous en êtes arrivés là, c’est que vous aurez le niveau pour toutes ces échéances. Dans vos mains vous avez déjà toutes les capacités pour piloter un 320, 737, 777, 87, 330, 350. Cela ne veut pas dire que ce sera facile, cela veut juste dire que vous avez gravi une marche, puis que vous allez en gravir d’autres et vous finirez certainement un jour commandant de bord long courrier. La marche parait immense aujourd’hui, mais vous les gravirez une à une.
Aujourd’hui vous recevez vos ailes et la première chose que vous devez vous dire c’est que vous la méritez !
La deuxième chose que vous devez vous dire c’est "Merci". Personne ne vous a tendu la main, personne ne sait toutes les difficultés que vous avez surmontées, du concours à votre dernière heure de vol.
Vous allez conduire de grosses machines. Régulièrement amener des passagers à destination, en sécurité, et à l’heure (peut-être ! ). Votre récompense c’est vous qui vous la donnerez. Votre récompense c’est le plaisir que vous prenez. Évidemment c’est aussi un salaire, une vie que vous allez mener à côté, des projets que vous allez avoir. Mais à part cela n’attendez pas de remerciements. Peut-être quelques lettres de félicitations de commandants, mais quand vous serez commandant, plus rien. En un mot, prenez du plaisir, “it’s always fun to fly”, savourez et dites-vous merci.
Mais le plan B, c’est quoi ?
Oui, désolé, je suis obligé de casser l’ambiance. Une crise économique, sanitaire, une guerre, un accident de la vie, ou n’importe quel événement fera basculer la vie de toute une promo ou de quelques-uns parmi vous. Malheureusement personne n’est à l’abri de cela, c’est même inévitable dans une carrière. Préparez-vous à ce que le chemin ne soit pas un long fleuve tranquille. Préparez-vous à traverser le désert. Traverser le désert, pour un pilote de Toulouse, berceau de l’aéropostale, c’est un peu la base non ?
Le conseil que je me permettrais de donner c’est de rester solidaires. Restez unis. Ne vous oubliez pas.
C’est un métier solitaire. Vous pouvez faire votre carrière sans jamais reparler à personne de votre promotion. Ne le faites pas. N’oubliez pas l’un d’entre vous en chemin.
La sécurité des vols : votre fonction principale. Vous en êtes le rempart. Faites vous entendre si vous constatez un dérèglement du système, une déviance. Apprenez à ne jamais accepter l’inacceptable.
Vous allez être meilleur de jour en jour. Mais la difficulté augmentera avec votre niveau. Lors de votre première qualification, vous aurez la jeunesse et l’envie qui vous permettent de tout retenir même le moins utile. L’expérience vous apportera de regarder directement où c’est pertinent. L’expérience vous permet de gagner en efficacité à mesure que vous perdez vos neurones en murissant. En somme, votre processeur va ralentir doucement pendant que votre système d’exploitation va s’améliorer grandement.
Ne tombez pas dans la tentation d’être parfait. Vous allez voler des années entières, apprendre de vos erreurs, de vos simulateurs, de vos expériences. Attaquer une nouvelle qualif en vous disant : cette fois je saurai tout. Mais vous ne saurez pas tout.
En réalité, il n’y a aucun moment dans votre carrière où vous pourrez dire : c’est bon je sais tout, j’ai anticipé toutes les combinaisons d’évènements pouvant m’arriver, il ne peut donc rien m’arriver. Cette frustration de devoir accepter qu’on pourra toujours se faire avoir porte un nom : c’est l’humilité.
Je me souviens de mon premier instructeur chez Air France qui nous avait dit : « il y a un seul moment dans ma carrière où j’ai senti que je maîtrisais absolument tout ce qui m’arrivait, de la préparation des vols à l’arrivée à l’hôtel, c’était sur mon dernier Paris New York, à 59 ans et demi.»
J’ai parrainé déjà 2 EPL. Lors d’un vol vers Tokyo, le deuxième copi, ancien professionnel, nous a dit « Les Enac, on vous monte la tête, on vous dit que vous êtes les élites ». Nous nous sommes regardés avec mon filleul et nous avons halluciné ! Être l’élite est un mot que nous n’entendons pas à l’Enac. Je me souviens, en 2006 sur Beech58, avec un moteur en moins au dessus de St-Yan, effectuant brillamment mes check-list. Même là, mon instructeur Thierry de Basquiat ne m’a jamais dit cela ! Bien au contraire.
Je me souviens d’un autre instructeur qui disait : vous êtes en BEP pilote. Il n’avait pas tort. La dimension manuelle de notre métier, la dimension avec laquelle nous donnons une forme à notre esprit, dans sa façon de voir les choses, de réfléchir, d’anticiper. Le côté répétitif, le côté procédurier.
Donc, l’humilité vous l’avez déjà. Continuez à être bon, et continuez à vous remettre en question.
Envisagez l’échec, acceptez le. Une carrière sans échec est presque une carrière dangereuse. Même avec les plus grandes qualités du monde, la plus grande motivation, et la plus grande rigueur, ce n’est pas une situation normale de ne pas en connaître. Je dirais même que si vous n’avez pas connu l’échec, c’est un échec. Vous ne pouvez pas explorer toutes les facettes de votre personnalité et tous vos défauts sans y avoir été spécifiquement confronté. Vous ne pouvez pas simplement progresser en apprenant de vos erreurs, vous devez affronter la difficulté et ce que cela suscite en vous pour avancer. Parfois le doute fait du bien. Douter de soi, douter de ses décisions, pour prendre la bonne.
Dans mon film sur les valeurs pilote, je n’ai évidemment pas parlé des « non-valeurs » pilote. Celles que vous ne devez absolument pas avoir. De l’échec par exemple, peut apparaître l’aigreur. L’aigreur contre le testeur, le système, votre performance. Mais vous ne tirerez jamais rien de bon de cela, ni dans votre vie personnelle ni dans votre carrière.
Il y a aussi l’aigreur de ceux qui réussissent tout. Ou tout simplement la jalousie. C’est une deuxième non valeur. La France est un pays de jaloux. On vous jalousera pour votre réussite, votre métier, votre salaire. Mais personne ne saura tout l’investissement, tout le travail que vous avez donné pour en arriver là. Il n’y a que vous. Ignorez-les, gardez votre force en vous. Par contre si un jaloux vous barre la route, vous empêche de progresser, neutralisez-le.
Quand on nous regarde dans le cockpit en croisière, dans une phase calme, la réaction des gens sera que nous sommes payés pour regarder le paysage. Dites-leur que vous n’êtes pas payé pour ce que vous faites, mais pour ce que vous savez faire. Demandez-leur ce qu’ils feraient si l’avion dépressurisait, si un moteur tombait en panne, si un avion arrivait en face, etc.
Pour finir, vous allez continuer à apprendre à vous connaitre. C’est le socle de la roue des compétences.
Le but de notre stage commandant par exemple est de faire de nous le commandant que nous sommes, avec nos défauts et nos qualités. Il ne s’agit pas de formater chaque pilote comme un robot sans âme. Surtout que les robots prendront nos places bien assez tôt. Gardons encore l’avantage de nos singularités.
Sur du concret, sachez qu’il y a encore 11 avions qui vont arriver d’ici l’été prochain. Transavia aura presque doublé en 1 an. Cela portera la flotte à 61 avions. Nous sortons d’une crise… La différence par rapport à la crise 2008 c’est la volonté du management en place de vite rebondir. La crise a été plus forte mais le rebond est d’autant plus fort et rapide. Un conseil : ne pensez pas que vous avez beaucoup de temps devant vous. Soyez prêts et armés à rentrer en compagnie rapidement. Volez !
Demain, il y a de nombreux défis devant nous :
L’écologie, améliorer notre efficience, piloter avec la conscience du C02 à chaque minute. Anticiper des vols dans un climat déréglé, des tempêtes plus fortes et plus régulières. Des Cumulonimbus plus gros et plus nombreux. Se préserver face à des extrémismes qui vont continuer à s’exacerber, et continueront à rechercher des coupables faciles à identifier. Un avion ça fait toujours de l’audience.
J’ai beaucoup parlé d’humilité mais il y a des jours où vous pouvez être fiers. Fiers de sortir de l’Enac, très grande école, qui a su, depuis sa création, prodiguer l’une des meilleures formations pilote au monde.
Aujourd’hui vous recevez vos ailes, servez-vous en pour voler haut, très haut, et tel le condor, prenez de la hauteur pour mieux voir le monde et pour mieux le comprendre.
Mais avant cela, place à la fête, aujourd’hui c’est votre journée. Continuez à voler, prenez du plaisir, profitez de ces moments, merci.